LES AFRICAINS DU SIECLE
C’eux qui ont fait l’histoire de ce continent, plus que l’Histoire ne les a faits. « Rien ne s’accomplit de grand sans de grands hommes », écrivait Charles de Gaulle, qui s’y connaissait en la matière : nos « Africains du siècle », héros ou martyrs, artistes ou découvreurs, dictateurs ou libérateurs, sont donc des êtres d’exception. Soit parce qu’ils surent donner une secousse, positive ou négative, à leur siècle ; soit parce qu’écrivains , cinéastes, chanteurs, ils nous ont fait rêver bien au-delà de ce qu’ils créaient ; soit tout simplement parce qu’ils firent ce qu’ils purent, alors que d’autres ne le font pas.
Sélectionner ces femmes et ces hommes qui ont bouleversé le XXe siècle ne fut ni simple, ni – il faut le reconnaître – totalement satisfaisant. Autant il nous parut naturel d’écarter les fausses valeurs, ces géants qui n’étaient en fait que « l’ombre d’un pygmée » comme le dit un proverbe bantou, autant il ne fut guère aisé d’éliminer celles et ceux à qui l’Histoire peut-être rendra un jour hommage, mais pour lesquels il aurait fallu un volume, un Who’s Who ou un monument aux morts, autre chose en tout cas que ce dossier spécial. Le hero national Congolais est cité à la troisième position parmis les Africains du siècle après Nelson Mandela et
1. HORS CONCOURS : NELSON MANDELA
L’enfance d’un chef
Aujourd'hui encore, Mandela se considère comme un country boy, un « garçon de la campagne », attaché à ses racines au point qu'il s'est fait construire une maison là où il a vu le jour, dans le Transkei, à un millier de kilomètres au sud de Johannesburg. « Un homme, dit-il, doit mourir là où il né. » L'endroit s'appelle Quounou, mais le lieu précis de sa naissance est le village de Mvezo, à quelques kilomètres de là. Mandela est venu au monde le 18 juillet 1918. Il reçut le prénom de Rolihlahla, mais, à l'âge de 7 ans, dans la mission britannique où il allait à l'école, on le « baptisa » Nelson. D'autres l'appelaient Dalibunga ; lui, préférait son nom de clan, Madiba.
Hendry, son père, était analphabète, païen et polygame : il avait quatre épouses. La mère de Rolihlahla, Nosekemi Fanny, était la troisième. Chacune vivait dans son kraal. Hendry était un chef héréditaire, petit-fils de Ngubengcuka, le grand roi du peuple tembou, mort en 1832. Ce sentiment d'appartenir à une famille royale contribua certainement à forger l'extraordinaire solidité mentale de Madiba. Mais il s'y mêlait déjà la conscience d'une injustice indélébile. Depuis Ngubengcuka, les chefs tembous avaient été dépouillés de leur autorité, par les Britanniques d'abord, puis, après la création de l'Union sud-africaine en 1910, par les Afrikaners. En 1927, le père de Mandela mourut et sa mère le conduisit - à pied - à Mqhekezweni, la « capitale » tembou, chez le régent Jongintaba. C'est le régent qui financerait ses études. C'est là que Madiba s'imprégna de la notion d'ubuntu, ou de fraternité humaine. Elle sera plus tard inscrite dans la Constitution sud-africaine et constituera le principe clé de la Commission Vérité et Réconciliation. C'est là aussi qu'il se familiarisa avec l'histoire des Xhosas, dont les Tembous étaient l'une des tribus. « Je savais, lorsque je suis parti pour l'université, racontera Mandela, que notre société avait eu ses héros noirs et j'en étais fier. » Après la traditionnelle circoncision à l'âge de 16 ans, en 1934, à Dalibunga (c'est là qu'il reçut ce nom), il poursuivit ses études dans les écoles des missions chrétiennes : Clarkeburg, Healdtown, Fort Hare. Il était en ce temps-là peu politisé, contrairement à son condisciple Oliver Tambo, futur président de l'ANC et sa tête à l'étranger. Il travaillait plutôt ses spécialités sportives, le cross country et la boxe, participait aux soirées de danse et aux spectacles. Il étudiait l'anglais, le droit, l'économie politique et suivait des cours d'interprétariat. Il fut renvoyé de Fort Hare pour avoir obstinément soutenu ses condisciples, révoltés contre la mauvaise nourriture qu'on leur servait, et s'enfuit à Johannesburg pour échapper au mariage que lui avait organisé le régent. Là-bas, il trouva un emploi dans les Crow Mines, comme veilleur de nuit. Il gardera toujours la fierté d'avoir travaillé dans une mine. Il se lia alors avec un des personnages clés de sa vie, qui fut l'un de ses maîtres à penser et qui sera encore l'un des invités à son mariage avec Graça Machel, en 1998 : Walter Sisulu, le fils d'un magistrat blanc et d'une Xhosa, abandonnée avec ses deux enfants. L'un des talents de Mandela sera une fidélité non seulement à ses idées, mais aux amis de sa jeunesse. Madiba l'avait maintenant décidé : il serait avocat. Sisulu le présenta à l'un de ses amis juifs, Lazar Sidelsky, qui l'engagea comme stagiaire, lui prêta 50 livres - une somme importante - et lui fit cadeau d'un costume, qu'il porterait pendant cinq ans. « Sidelsky, écrira Mandela, est le premier Blanc qui m'ait traité comme un être humain. » Au début de 1943, il s'inscrivit à l'université de Witwatersrand, au nord de Johannesburg. Il y étudia six ans et y connut bien des humiliations. Il se retrouvait souvent chez Sisulu et sa femme Albertina Thetiwe. C'est chez eux qu'il rencontra celle qui devait être sa première épouse, Evelyn Mase. Ils se marièrent en 1944 et eurent, l'année suivante, un fils, Thembi.
René Guyonnet
Radioscopie d’un miracle
Bourguiba a milité plus de vingt ans à la tête du Néo-Destour, Senghor et Houphouët sont passés par la filière parlementaire. Comme Washington, Giap a été un général victorieux, Gandhi lui-même a multiplié les boycottages spectaculaires et les grèves de la faim. Nelson Mandela est la seule grande figure historique contemporaine qui ait pris les dimensions d'un mythe au fond d'une prison. Qui, une fois au pouvoir, a su faire d'un pays déchiré une démocratie stable et passer le témoin en toute légalité et sérénité à une personnalité incontestée. Il n'a pas seulement été un libérateur comme Bolívar, il s'est révélé un grand homme d'État. Il n'a fait aucun doute, aux yeux des collaborateurs de Jeune Afrique, que par son génie politique, sa rigueur intellectuelle et sa force morale, par sa stature, par la leçon de démocratie et de générosité qu'il a donnée au continent et au monde, Mandela est l'Africain du siècle.
SHARPERVILLE
L'année 1960 fut pour beaucoup d'observateurs, diplomates et journalistes, « l'année de l'Afrique ». La domination blanche était partout battue en brèche et une succession de colonies françaises et
britanniques avaient acquis ou allaient acquérir leur indépendance.
La période fut également capitale pour l'Afrique du Sud, pour l'ANC et pour Mandela lui-même. Dans sa vie personnelle d'abord. Lorsqu'il était revenu chez lui après avoir été remis en liberté sous caution, en 1957, sa femme Evelyn n'était plus là, le laissant avec leurs deux enfants. On lui connut, dans les mois qui suivirent, plusieurs liaisons, mais c'est avec une jeune assistante sociale de seize ans sa cadette, Winnie Nomzano Madikizela, fille d'un directeur d'école, elle aussi originaire du Transkei, qu'il devait se remarier, en juin 1958.
C'est alors aussi que, pour la première fois, il définit clairement sa vision d'une société démocratique et multiraciale qui serait jusqu'au bout au coeur de son action, et qu'il se démarqua du panafricanisme comme du communisme. Militants de l'ANC, les « africanistes » étaient partisans d'un nationalisme noir exclusif et hostiles à l'alliance avec les « non-Africains » : les communistes blancs, les Indiens et les Métis. Minoritaires, ils fondèrent leur propre parti, le Pan African Congress (PAC), le Congrès Panafricain, en avril 1959. Ils se sentaient proches des autres nationalistes du continent, et séduits par le concept de « personnalité africaine » du Ghanéen Kwame Nkrumah.
En mars 1960, les militants du PAC, qui pensaient qu'on pourrait se débarrasser des Blancs, se montrèrent particulièrement actifs. Les boycottages et les protestations contre les laissez-passer qu'ils organisaient avec, malgré tout, le soutien de l'ANC, dégénèrent à Sharpeville. Dix mille manifestants, le 21, assiégèrent le commissariat de police. Les policiers ouvrirent le feu, faisant soixante-sept morts. Le département d'État américain (sous Kennedy) critiqua vivement Pretoria, le Conseil de sécurité de l'ONU condamna le gouvernement sud-africain, la France et la Grande-Bretagne s'abstinrent. Le 8 avril, dix ans après le Parti communiste, Verwoerd décida d'interdire l'ANC et le PAC. L'interdiction devait durer trente ans.
Dès juin 1959, l'ANC avait décidé qu'en cas de crise grave son secrétaire général Oliver Tambo prendrait le chemin de l'exil. Ce qu'il fit après le massacre de Sharpeville, le 27 mars 1960. Il ne retournerait en Afrique du Sud qu'en 1990. Tout au long de ces trente années, la survie de l'ANC et la lutte contre l'apartheid allaient dépendre du sens politique de Tambo et de la confiance qui régnerait entre lui et Madiba en prison.
Décidé à utiliser tous les moyens de pression, Mandela se prépara à la lutte armée. Il fit adopter, malgré les réserves du nouveau président de l'ANC, Albert Luthuli, le principe d'une organisation militaire, l'Umkhoto we Sizwe (MK), « la Lance de la nation ». Et entreprit, le 10 janvier 1962, une tournée à l'étranger pour recueillir de l'argent et organiser la formation des combattants du MK. Elle le mena en Tanzanie, au Ghana, en Ethiopie, en Tunisie, en Egypte, en Algérie, au Maroc, à Londres. Il rentra en Afrique du Sud le 24 juillet, via l'Éthiopie, et fut arrêté le 5 août. Le 7 novembre, il fut condamné à trois ans de prison pour incitation à la violence, plus deux ans pour être parti à l'étranger sans autorisation.
ROBBEN ISLAND
Robben se trouve à une douzaine de kilomètres du continent, au nord-ouest du cap de Bonne-Espérance. L'île avait déjà été utilisée au XIXe siècle par les Britanniques comme pénitencier pour héberger des Xhosas. Il y avait, parmi les détenus qu'y rencontrerait Mandela, un Métis du nom d'Eddie Daniels, membre du Parti libéral, condamné à quinze ans de prison pour sabotage. L'homme n'avait guère le moral et, pour l'encourager, Mandela lui citait souvent ces vers du poète victorien W.E. Henley :
« I am the master of my fate ;
I am the captain of my soul. »
(« Je suis le maître de mon destin ;
Je suis le capitaine de mon âme. »)
La prison, Mandela y resterait vingt-sept ans : à Robben Island, de juin 1964 à avril 1982 ; à Pollsmoor, jusqu'en décembre 1988 ; à la prison Victor Verster, jusqu'au 11 février 1990. Mais loin d'être oublié, fort de sa conviction que « l'homme se fait lui-même » et qu'il est « le maître de son destin », il s'y forgerait, face au gouvernement sud-africain et aux yeux du monde entier, une autorité et un prestige qui changeraient le cours de l'Histoire.
Avec Mandela arrivèrent à Robben Island six autres prisonniers condamnés à perpétuité, dont ses amis Walter Sisulu et Ahmed Kathrada, ainsi que Govan Mbeki. Il y retrouvèrent une trentaine d'autres prisonniers politiques. Le gouvernement avait jugé bon de les rassembler « pour éviter la diffusion du poison ». Ce serait, dira Mandela, son erreur la plus grave, car les échanges entre les groupes rivaux - ANC, PAC, marxistes, Indiens, Métis - leur permettraient de s'entendre sur un front commun. Robben Island se transformerait en laboratoire politique et en université. Personne ne douterait jamais que Madiba était le « chef incontesté » de la communauté.
Les conditions de vie étaient très dures : réveil à 5 h 30, un seau d'eau froide pour la toilette, petit déjeuner dans la cour avec un bol de porridge. Les prisonniers devaient ensuite casser des cailloux jusqu'au sommaire repas de midi, et recommencer jusqu'à 16 heures. Une demi-heure de toilette, et ils rentraient dans leurs cellules. Le couvre-feu était à 20 heures, mais elles étaient éclairées toute la nuit par une ampoule de 40 watts.
En janvier 1965, les prisonniers furent contraints de travailler dans une carrière de calcaire. La chaleur y était écrasante et la lumière aveuglante. Ils durent attendre trois ans pour avoir droit à des lunettes noires, et la vue de plusieurs d'entre eux, dont Mandela, en souffrit. Ils recevaient, malgré tout, des visites d'observateurs, et au bout de trois ans et demi, leur situation s'améliora.
Robben Island a été présentée comme un « enfer », titre du livre d'un ancien détenu membre du PAC, un symbole de la tyrannie exercée par le régime sud-africain. Mais, écrit Anthony Sampson, « la légende est plus terrible que la réalité ». Sous la pression internationale et notamment celle de la Croix-Rouge, les conditions de vie des prisonniers s'améliorèrent. Un nouveau directeur, le colonel Willie Willemse, nommé en décembre 1971, reçut de Pretoria l'ordre de « changer l'atmosphère ».
Mandela lui-même avait appris l'afrikaans et le parlait couramment, même si c'était avec un accent « atroce «. Il s'informait sur l'histoire et la littérature afrikaners. Il cultivait un jardin où il faisait pousser tomates et laitues, radis et pastèques. Mais comme ses compagnons, il n'oubliait pas une autre culture : la littérature anglaise. Les prisonniers faisaient circuler entre eux des citations de Shakespeare, tel un passage de Jules César, choisi par Mandela le 16 décembre 1977, qui commençait par ce vers :
Cowards die many times before their deaths
(« Les lâches meurent bien des fois avant leur dernier jour «).
En 1980, Mandela put reprendre ses cours de droit à l'université de Londres. L'année suivante, il faillit même en être élu chancelier, ne le cédant qu'à la princesse Anne.
Le plus dur pour Madiba était d'être coupé de sa famille. Et il en serait ainsi jusqu'à la fin. Il souffrait, en particulier, de ne pas voir son fils aîné Thembi, qui avait 16 ans lorsqu'il fut condamné. Thembi ne lui écrivait même pas. Il se maria très jeune, eut deux enfants et trouva la mort dans un accident de la route en 1969. Mandela envoya à la mère, Evelyn, une lettre de condoléances : c'est le seul contact qu'il eut avec elle en vingt-sept ans.
Elle-même persécutée par la police, Winnie eut le droit de le voir pendant une demi-heure en août 1964, sous surveillance. On autorisa une deuxième visite deux ans plus tard. Ils décidèrent de mettre leurs deux filles en pension dans une école multiraciale du Swaziland. Par la suite, Winnie fut interdite de séjour pendant cinq ans, mais eut droit à une troisième visite d'une demi-heure. Elle put encore revenir avec leurs deux filles en décembre 1975. Mandela et Winnie avaient l'autorisation, cependant, de s'écrire, et elle resta jusqu'à sa libération sa fontaine de Jouvence et sa principale source d'informations politiques.
Sur le fond, la situation resta bloquée pendant les années qui suivirent. Paradoxalement, avec la pression morale exercée sans relâche par tout le continent africain, mais aussi avec les sanctions internationales qui frappaient l'économie sud-africaine et avec « l'ingouvernabilité « dont l'ANC clandestin menaçait le pays, le temps jouait pour Mandela. En février 1981, le nouveau ministre de la Justice, Kobie Coetsee, demanda un rapport détaillé sur le prisonnier de Robben Island. La conclusion : « Il ne fait pas de doute que Mandela possède toutes les qualités pour être le leader noir numéro un de l'Afrique du Sud. Son séjour en prison n'a fait que renforcer, au lieu de diminuer, sa position psycho-politique, et il a acquis le charisme-prison caractéristique des grands leaders des mouvements de libération contemporains. «
Il faudrait, cependant, attendre neuf ans pour que le numéro un retrouve sa liberté. Avec de nouveaux épisodes sanglants comme les émeutes de Soweto en juin 1976, qui secouèrent encore plus l'opinion internationale que ceux de Sharpeville.
LE PRISONNIER ET LE PRESIDENT
Tandis qu'en juillet 1988, au Wembley Stadium de Londres, un concert de rock, avec Harry Bellafonte, Whitney Houston et Stevie Wonder, célébrait son soixante-dixième anniversaire devant 72 000 spectateurs et 200 millions de téléspectateurs, Mandela était alité dans sa cellule de Pollsmoor : il était menacé de tuberculose. Soigné au Tygerberg Hospital de Stellenbosh, il fut transféré au bout de six semaines à la prison Victor Verster, à une soixantaine de kilomètres au nord du Cap. Il n'était plus logé, cette fois, dans une cellule, mais dans un spacieux bungalow, avec une piscine et un grand jardin.
C'est de là qu'il mena à son terme la négociation entamée en 1987 avec Coetsee, grâce à des contacts discrets allant de la Fondation Ford, à New York, présidée par le Noir Franklin Thomas, jusqu'à la société minière Goldfields. Il n'y eut pas moins de douze rencontres, de 1987 à 1990, entre les deux hommes. Ce fut pour Mandela une épreuve particulièrement délicate. Le 12 juin 1987, le président Pik Botha avait proclamé l'état d'urgence. En outre, secrètement, Pretoria armait les Zoulous de Mangosuthu Buthelezi, le président de l'Inkatha et le favori de Margaret Thatcher, pour qui Mandela était un révolutionnaire communiste. L'objectif était de créer une force paramilitaire dirigée contre l'ANC. Mais parallèlement à ces manifestations de force, notamment sous la pression des États-Unis, Botha commençait à se faire à l'idée qu'il n'avait pas d'autre choix que de négocier avec l'ANC - et de libérer Mandela. Grâce à ses informateurs, grâce, surtout, à son sens politique, Mandela avait compris que le moment était venu d'agir. Mais lui, qui avait jusqu'ici tout fait dans le consensus, était coupé de ses partenaires de l'ANC et il se trouva dans l'obligation de prendre sa décision seul. L'initiative souleva l'inquiétude de Tambo, lorsqu'il eut vent de négociations secrètes par les contacts qu'il avait lui-même avec les Métis du Front démocratique uni (UDF). Via Willemse, Mandela demanda un rendez-vous à Pik Botha, lequel envoya Coetsee préparer le terrain. Mais en janvier 1989, Botha eut une attaque. Il fut remplacé à la tête du Parti national par le ministre de l'Education Frederik de Klerk, tout en restant président de la République. C'est à ce titre qu'il reçut Mandela le 4 juillet. Madiba, cependant, avait pu avoir un contact avec Tambo, qui se trouvait maintenant à Lusaka, en Zambie. Président de l'ANC par intérim, il fit une confiance totale à Mandela et convainquit les autres dirigeants de l'ANC d'approuver son action. Tambo mourrait avant de voir l'ANC au pouvoir. De Klerk et le Parti national remportèrent une courte victoire aux élections générales de septembre 1989. De Klerk comprit qu'il ne pouvait plus reculer. Il lui fallut, cependant, jusqu'au 1er février 1990 pour annoncer au Parlement que son gouvernement avait « pris la décision irrévocable de libérer Mandela sans aucune condition ». C'est Winnie qui lut à Johannesburg le message de Mandela annonçant sa libération. Et c'est la main dans la main que Winnie et Nelson franchirent les portes de Victor Verster, le 11 février 1990 à 15 heures. Mandela avait 71 ans et venait de passer plus de dix mille jours en prison.
LE POUVOIR
L'Histoire aurait pu s'arrêter sur cette image et Mandela rester un héros mythique. L'autre facette du miracle est qu'il a été, en outre, un redoutable manoeuvrier et un remarquable homme d'Etat.
Dans les deux années qui suivirent sa libération, Mandela reprit en main l'ANC pour en faire un parti de gouvernement. Trois jeunes se joignirent à la vieille garde : Thabo Mbeki, fils de Govan, qui avait fait des études d'économie en Grande-Bretagne et conseillé Tambo dans l'exil ; Cyril Ramaphosa, secrétaire du syndicat des mineurs, qui se tournerait vers le privé ; Chris Hani, ancien chef du MK, secrétaire général du Parti communiste, qui serait assassiné par un Blanc le 10 avril 1992. Mandela lui-même prit la présidence du mouvement. En 1992, au Forum de Davos, en Suisse, il se convertit définitivement à l'économie de marché. « Il fallait choisir, racontera-t-il à Sampson. Ou bien nous nous en tenions aux nationalisations et nous n'avions pas d'investissements étrangers, ou bien nous changions d'attitude et nous avions des investisseurs. »
Autre et difficile épreuve : les relations avec Winnie, mêlée à différents scandales, dont le meurtre d'un adolescent de 14 ans, « Stompie » Seipi, en 1988. Populaire, elle n'hésitait pas à défier les dirigeants de l'ANC. Après avoir fait preuve d'une longue patience et d'une extrême indulgence, Mandela divorcerait en mars 1996.
Dans le pays, cependant, en particulier au KwaZulu-Natal de Buthelezi, les violences et les massacres se multipliaient. Mandela était convaincu - et l'on saurait, plus tard, qu'il n'avait pas tort - qu'ils étaient encouragés en sous-main par les Afrikaners. Il n'hésitait pas à dénoncer une « troisième force qui tentait délibérément d'empêcher des négociations » entre l'ANC et le gouvernement. Et il accusait publiquement De Klerk de double jeu. L'ANC lui-même organisait des groupes paramilitaires, les « unités d'autodéfense » (SDU), pour répondre à cette violence.
C'est dans ce contexte que s'ouvrit, à la fin de 1991, ce qui devait être la dernière phase des négociations : d'un côté, De Klerk, soumis à la pression des généraux et des extrémistes réclamant la confrontation dont ils rêvaient depuis plus de quarante ans ; de l'autre, Mandela, entouré de militants qui ne vivaient que dans l'attente du Grand Soir. Mais les Afrikaners étaient divisés, alors que Mandela tenait son équipe en main. « Quand il avait pris une décision, dira Ramaphosa, il était inébranlable. Sans lui, et ses nerfs d'acier, nous n'aurions jamais pu négocier la fin de l'apartheid. »
Les pourparlers se poursuivirent jusqu'à la fin de 1993. Dans la nuit du 17 au 18 novembre, Mandela et De Klerk s'affrontaient encore sur le vote majoritaire et la protection des minorités. L'accord se fit, et en décembre, après Albert Luthuli en 1960 et Desmond Tutu en 1984, les deux hommes se virent attribuer le prix Nobel de la paix. Sans que leurs relations personnelles se soient vraiment améliorées. Lorsqu'on lui demanda, à la télévision norvégienne, si De Klerk était un « criminel politique », Mandela répondit : « Presque tous les membres de ce gouvernement sont des criminels politiques. » Il avait plus d'estime et de respect pour le « Vieux Crocodile » Pik Botha, auquel il rendit visite dans sa retraite de Wilderness, près du Cap, en février 1994, à l'ouverture de la campagne électorale.
Cette campagne, il l'entama à l'âge de 75 ans, deux ans de plus que n'avait Ronald Reagan à la veille de son second mandat. Avec son sens de l'image, l'homme qui, en juin 1995, allait revêtir le maillot vert des Springboks, vainqueurs de la Coupe du monde de rugby, pour féliciter leur capitaine François Pienaar, n'aurait aucun mal à la mener à bien avec l'aisance d'un vieux pro.
A la tête de l'Etat, laissant à Mbeki la gestion des affaires courantes, Mandela se donna comme tâche prioritaire de consolider l'unité de la nouvelle nation, née sans effusion de sang et sans bons offices venus de l'étranger, d'en faire, comme il l'avait toujours voulu, une démocratie multiraciale où tous les citoyens pourraient vivre en paix. Les guerres civiles qui déchiraient les pays voisins, l'Angola et l'ex-Zaïre, montraient bien que sans la paix intérieure, rien n'était possible. Par les contacts qu'il avait eus, tout au long de ses 80 ans, avec les tribus rurales, les mineurs, la population des townships, les africanistes et les communistes, les Indiens, les gardiens afrikaners, les grands patrons et les chefs d'Etat, il était le seul capable d'empêcher l'explosion. Comme Senghor, et contrairement à d'autres, il saurait se retirer au terme de son mandat et faire élire en douceur son vice-président Thabo Mbeki, 55 ans.
Son testament politique, imposé à De Klerk dans le cadre de la « révolution négociée » pour « éviter que ce pays ne parte en fumée », fut la Commission Vérité et Réconciliation. De Klerk voulait une amnistie générale, l'ANC se refusait à un procès de « criminels de guerre » du type Nuremberg. De Klerk finit par accepter la proposition de Mandela : une commission qui accorderait des amnisties individuelles, à la condition que les coupables avouent et prouvent que leurs actes avaient des motivations politiques. L'ubuntu, nous l'avons dit, fut inscrite dans la Constitution sud-africaine, qui prévoyait « de la compréhension mais pas de vengeance, une réparation mais pas de représailles, de l'ubuntu mais pas de vendetta ». Bientôt présidée par Desmond Tutu, elle révéla les horreurs commises par des policiers, des militaires et des mercenaires plus ou moins télécommandés, et n'épargna pas l'ANC.
Même militant semi-clandestin, même prisonnier, Mandela avait réussi à avoir une vie personnelle. Septuagénaire, il était encore manifestement attiré par les femmes. En juillet 1990, en visite au Mozambique, il fit la connaissance de Graça Machel, la veuve du président Samora Machel. Elle avait vingt-sept ans de moins que lui et six enfants, dont le tuteur était Oliver Tambo. Après la mort de celui-ci, Mandela les prit en charge. Il ne revit Graça qu'en 1992, mais dès lors, les rencontres se multiplièrent. En 1995, lorsque fut entamée la procédure de divorce avec Winnie, il ne cacha plus leur liaison. Tutu était choqué, Winnie parlait avec mépris de « la Portugaise » et Evelyn, sa première femme, affirmait que Madiba était toujours son époux devant Dieu (elle-même devait se remarier à 77 ans).
A partir de 1997, Graça l'accompagna, et il l'accompagna, dans des voyages officiels. Elle repoussait toujours l'idée de mariage, mais pour son quatre-vingtième anniversaire, le 18 juillet 1998, elle lui fit un beau cadeau : elle accepta. Deux mille invités assistaient à la cérémonie, dont Christo Brand, son ancien gardien de Robben Island, où il tenait maintenant une boutique de souvenirs, mais pas De Klerk, ni Winnie.
René Guyonnet
2. GAMAL ABDEL NASSER
À Bandung en 1955, il fit émerger l'Afrique et le monde arabe au sein de ce qui devenait le Tiers Monde. L'année suivante, apparaissant en vainqueur d'une coalition impérialiste, il devint un héros des peuples décolonisés aux côtés de Nehru et de Hô Chi Minh. D'une main de fer, il conduisit la renaissance de la vieille Égypte et s'imposa comme guide et modèle du nationalisme arabe. Trente ans après sa mort, le raïs égyptien demeure une figure emblématique de l'Afrique moderne.
La mort de Gamal Abdel Nasser, le 28 septembre 1970, provoqua un choc terrible dans le monde arabe. Le 1er octobre, des millions d'Égyptiens et des chefs d'État venus du monde entier accompagnèrent le raïs à sa dernière demeure. Même ses adversaires lui rendirent hommage. Ce fut le cas de Charles de Gaulle, qui écrivit à l'ambassadeur d'Égypte en France : « Par son intelligence, sa volonté, son courage exceptionnel, le président Nasser a rendu à son pays et au monde arabe tout entier des services incomparables. Dans une période de l'histoire plus dure et plus dramatique que toute autre, il n'a cessé de lutter pour leur indépendance, leur honneur et leur grandeur. »
Au lendemain de son accession au pouvoir, en 1954, Nasser avait promis d'effacer l'humiliation infligée aux Arabes par l'armée israélienne en 1948 et de chasser les puissances coloniales hors du monde arabe. Dignité, indépendance et unité étaient les trois mots qui revenaient le plus dans ses discours enflammés. « Peuple égyptien, tu as sept mille ans d'histoire derrière toi. Égyptien, mon frère, sois fier, tu peux l'être. Relève la tête, mon frère. Tu as ta dignité à défendre », disait-il à ses millions d'auditeurs.
En 1956, il décida, à la surprise générale, de nationaliser la Compagnie du canal de Suez, contrôlée jusque-là par la France et la Grande-Bretagne. Pour contrecarrer ses projets, les deux anciennes puissances impériales s'allièrent secrètement à Israël. L'agression tripartite qu'elles lancèrent en guise de représailles fut jugulée par un ultimatum de Moscou et par la pression de Washington sur ses alliés. À la faveur de cette crise, l'Égypte remporta une victoire incontestable sur ses anciens maîtres britanniques.
Dans son célèbre discours de nationalisation du canal, Nasser démonta les mécanismes de la mainmise économique des pays industrialisés sur ceux qu'ils colonisaient.
Dans son opposition ouverte aux régimes conservateurs arabes, le chantre du « socialisme arabe » n'hésitait pas à appeler les masses à se dresser contre leurs dirigeants, coupables, à ses yeux, de défendre les intérêts américains. Fayçal, Hussein, Hassan II, Bourguiba, Abdelkarim Kassem et les baasistes syriens furent, à tour de rôle, la cible de ses critiques. En radicalisant ainsi le mouvement nationaliste arabe, il provoqua la chute de plusieurs régimes conservateurs et ouvrit la voie à une nouvelle génération de leaders : Mouammar Kaddafi, Hafez el-Assad, Saddam Hussein...
Le raïs égyptien contribua largement à la création de l'OUA et à la consolidation du dialogue arabo-africain. Il joua également un rôle important en Afrique noire. À la conférence de Bandung, en 1955, il prit conscience de la force politique que le Tiers Monde pouvait constituer pour contrecarrer les ambitions hégémoniques des superpuissances.
Au lendemain de son accession au pouvoir, Nasser avait promis à son peuple prospérité économique et puissance militaire. Le 5 juin 1967, l'aviation israélienne détruisit deux piliers de son régime : le canal de Suez, symbole d'émancipation, et l'aviation de combat, synonyme d'invulnérabilité. Ce désastre militaire se transforma en victoire politique. En apprenant la démission de leur leader, des dizaines de milliers d'Égyptiens défilèrent dans les rues du Caire pour le rappeler au pouvoir. Nasser revint sur sa décision, provoquant une immense explosion de joie.
« Je n'ai pas de rêve personnel. Je n'ai pas de vie personnelle. Je n'ai rien de personnel », déclara-t-il dans une interview au New York Times, en mars 1969. À sa mort, dix-huit mois plus tard, il n'avait que 610 livres sur son compte bancaire. Ce fils de postier, né le 15 janvier 1918, ne voulut jamais abandonner la modeste villa de la banlieue du Caire où il s'était installé après son mariage. C'est là, en tout cas, qu'il aimait prendre ses repas, là aussi qu'il fut terrassé par la mort.
Ridha Kéfi
3. PATRICE LUMUMBA
UN PASSAGE FULGURANT AU POUVOIR A LEOPOLDVILLE.
S'il est un héros tragique des indépendances africaines, c'est à coup sûr Patrice Lumumba. Durant sa courte vie - assassiné à 36 ans - et sa plus courte encore « carrière » politique, si l'on peut, en l'occurrence, oser ce terme - six ans de militantisme et six mois au pouvoir -, il aura tout synthétisé : la prise de conscience de l'oppression coloniale dans ses aspects les plus brutaux, ceux de l'administration belge ; la volonté d'indépendance, exprimée dans un défi sans concession ; le refus de tous les particularismes régionaux ou tribaux ; la méfiance à l'égard d'une « bourgeoisie nationale » trop prompte à se substituer au colonisateur ; le rêve d'une Afrique unie solidaire des autres mouvements de libération du Tiers Monde ; enfin, la coalition contre lui des petits traîtres locaux, des grands intérêts privés, d'une administration onusienne complice et d'une puissance américaine mobilisant la CIA pour assurer sa perte.
Né le 2 juillet 1925 à Onalua, petit village du district de Sankuru, dans le nord du Kasaï, Patrice Emery Lumumba, cadet d'une famille de quatre enfants vivant pauvrement de revenus agricoles amputés par les impôts de l'administration coloniale, entendit très tôt les « récits terrifiants » de ce qu'avaient été la conquête et l'occupation, puis l'exploitation sans merci du Congo pour le compte du roi Léopold, qui avait fait du pays sa propriété personnelle.
Il faut pourtant attendre les années cinquante et la découverte des villes - Stanleyville, future Kisangani, et Léopoldville, aujourd'hui Kinshasa - pour que l'adolescent, puis l'adulte, entré dans l'administration des postes et marqué par le racisme ambiant, commence à rêver d'indépendance et à militer activement au sein des associations de ceux qu'on appelle les « évolués », embryon d'une première élite africaine. Un voyage en Belgique, en 1956, le conforte dans cette voie. Puis, en août 1958, le discours à Brazzaville du général de Gaulle, qui offre à l'autre Congo, sur la rive droite du fleuve, un référendum sur l'indépendance.
Deux jours plus tard, à l'initiative de Lumumba, un groupe d'« évolués » adresse un mémorandum dans le même sens au gouverneur général du Congo. Puis, en octobre suivant, ils créent à cette fin le Mouvement national congolais (MNC). Double événement : car c'est le premier mouvement politique formé sur une base nationale et non ethnique. En décembre, à la Conférence panafricaine d'Accra organisée par Kwame Nkrumah, Lumumba le confirme sans équivoque : « En dépit des frontières qui nous séparent et malgré nos différences ethniques, nous avons tous la même conscience plongée, nuit et jour, dans l'angoisse par notre même désir de faire de l'Afrique un libre et heureux continent débarrassé des troubles et de la peur, comme de toute forme de domination coloniale. »
Les choses, dès lors, se précipitent. En janvier 1960, une table ronde organisée à Bruxelles accepte l'indépendance du Congo pour le 30 juin suivant, après des élections qui consacrent la prééminence du MNC. Et ce 30 juin, comme le roi Baudouin en personne vient, dans un discours paternaliste, de paraître « octroyer » généreusement l'indépendance à son ancienne colonie, Lumumba, depuis huit jours Premier ministre, s'offre le luxe de lui rappeler sans fard, devant des officiels belges scandalisés, ce qu'avait été l'horreur de l'oppression coloniale de son pays.
Son insolence, il ne tardera pas à la payer. Le 5 juillet, une mutinerie de la Force publique contre ses officiers belges donne à Bruxelles le prétexte à envoyer des troupes. Le 11, Moïse Tshombé, pour le compte de la puissante Union minière, multinationale européenne qui contrôle les immenses richesses minérales du Katanga, proclame la sécession de sa province. Le 16 juillet, des troupes de l'ONU censées assurer le départ des Belges, y renoncent. Une rupture suit entre Lumumba et son ex-rival, Joseph Kasavubu, devenu président de la République. Dans la foulée, le colonel Joseph-Désiré Mobutu, ex-chef d'une Force publique devenue Armée nationale congolaise, se proclame commandant en chef et prend pratiquement le pouvoir avec la complicité de Kasavubu et le soutien des services américains. Arrêté, Lumumba, qui s'est placé sous la protection des soldats de l'ONU, sera finalement livré à Mobutu qui l'expédie, entravé et brutalisé, au Katanga, où Tshombé le fera massacrer.
Marcel Péju
4. NKWAME NKRUMAH
DU PANAFRICANISME DEMOCRATIQUE AU CULTE DE LA PERSONNALITE.
Il aurait pu passer à la postérité sous sa véritable identité, Francis Nwia Kofi Ngonloma, mais les circonstances en ont décidé autrement. Pour des motifs obscurs, l'instituteur, lors de sa première inscription à l'école, a tracé « Nkrumah », à la place de « Ngonloma », sur le registre scolaire. Et, on ne sait trop pourquoi, l'élève a conservé ce patronyme. Mieux, beaucoup plus tard, en 1945, alors qu'il préparait un doctorat à Londres, il choisit de troquer son prénom « Francis » contre celui, plus authentique, de « Kwame », généralement attribué, en pays ashanti, aux enfants nés le samedi.
Unique rejeton d'une mère vendeuse à l'étal et d'un père forgeron polygame, Kwame Nkrumah voit le jour le 18 septembre 1909 à Nkroful, à l'ouest de ce qu'on appelle alors la Gold Coast. Une fois ses études primaires achevées, il intègre le Prince of Wales College, le futur Achimota College, célèbre école normale située près d'Accra, où il prend conscience, pour la première fois, du destin de l'homme noir. Puis il embrasse l'enseignement, envisage d'entrer dans les ordres, mais décide finalement, en 1935, de s'envoler pour les États-Unis. Il s'inscrit à l'université Lincoln, puis à l'université de Pennsylvanie, tout en exerçant des petits boulots pour survivre...
Il étudie la philosophie, le droit, lit Marx et Lénine, fréquente les pères fondateurs du panafricanisme, George Padmore, W.E.B Du Bois, qui, avec le Mahatma Gandhi, exerceront une influence décisive sur lui. Il pourfend le colonialisme, joue un rôle actif dans l'organisation de la conférence panafricaine qui se tient en avril 1944 à New York, avant de reprendre, un an plus tard, son bâton de pèlerin.
Lorsqu'il débarque à Londres, en 1945, pour préparer un doctorat à la London School of Economics, Nkrumah devient aussitôt le secrétaire général du syndicat des étudiants d'Afrique de l'Ouest, en même temps qu'il prend une part active à l'organisation du Ve congrès panafricain à Manchester. Il écrit des pamphlets, côtoie des hommes appelés à jouer, comme lui, un rôle de premier plan en Afrique et dans la diaspora : Kamau Johnstone, dit Jomo Kenyatta, Kamuzu Banda et, bien entendu Padmore et Du Bois. Nkrumah caresse l'idée de créer l'Union des républiques socialistes d'Afrique. Il se rend même à Paris pour en discuter avec ses frères francophones Senghor et Houphouët, qui trouvent ses idées « extravagantes ».
En novembre 1947, après douze ans d'absence, Nkrumah retourne au pays pour prendre le contrôle de la United Gold Coast Convention, un parti indépendantiste. Puis, en 1949, il crée sa propre formation politique, le Convention People's Party. Son mot d'ordre : « Nous gouverner nous-mêmes et tout de suite. » À cause de son activisme, il est de nouveau embastillé. En février 1951, ses partisans enlèvent 34 des 38 sièges à l'Assemblée nationale. Nkrumah retrouve la liberté et devient, en 1952, Premier ministre, un poste qu'il occupera jusqu'à l'indépendance de son pays, sous le nom de Ghana, le 6 mars 1957. Il en profite, l'année suivante, pour épouser Helena Ritz Fathia, une copte d'Égypte dont la famille est proche de Nasser et dont il aura trois enfants : Gokeh, Sarniah Yarba et Sékou. En 1960, une nouvelle Constitution est adoptée : le Ghana, qui relevait de la couronne britannique, devient une république, avec Nkrumah comme président.
Les lendemains de l'indépendance furent euphoriques. Nkrumah institua la gratuité de l'éducation, envoya par milliers ses compatriotes étudier à l'étranger, construisit des hôpitaux, des routes, mena une politique volontariste au prix d'un lourd endettement public. En 1964, il instaure le parti unique et la censure, cède au culte de la personnalité et musèle toute forme d'opposition, tout en continuant, à l'extérieur, de professer le panafricanisme. Il participe ainsi à la création, en 1963, à Addis-Abeba, de l'OUA. Le 24 février 1966, alors qu'il effectuait une visite officielle en Chine et au Vietnam, il est renversé par un coup d'État militaire.
Commence alors pour lui un long exil chez son frère et ami Sékou Touré, en Guinée. Il meurt le 27 avril 1972 à Bucarest (Roumanie), où il était traité pour un cancer. Sa dépouille mortelle est ramenée à Conakry pour des funérailles nationales. Il sera finalement inhumé le 7 juillet 1972 au Ghana.
Francis Kpatindé
5. LEOPOLD SEDAR SENGHOR
AUTORITAIRE ET DEMOCRATE, UN ERUDIT A LA TETE DE L'ETAT SENEGALAIS.
«Je ne sais en quels temps c'était, je confonds toujours l'enfance et l'Eden. Comme je mêle la Mort et la Vie - un pont de douceurs les relie » (extrait de Éthiopiques, poèmes de Léopold Sédar Senghor).
Ce pont, cette vie, c'est aussi une traversée du siècle - Senghor est né en 1906 - faite sous le double signe de l'émotion et de la raison. Premier président de la République du Sénégal en 1960, académicien français en 1984, il a été à la fois poète et homme d'action, défenseur de la négritude et amoureux de la langue et de la culture françaises, démocrate et dirigeant au pouvoir absolu. Son itinéraire politique a marqué l'histoire du Sénégal, son parcours littéraire est une référence majeure pour la francophonie. Ce personnage brillant, célèbre, érudit, parfois controversé, a marqué son temps et reste dans la mémoire des Africains du continent et de la diaspora.
La longue vie de Senghor commence à Joal, en pays sérère. Élève des pères catholiques du collège de Ngasobil, il pense d'abord devenir prêtre tout en étant fasciné par les pratiques religieuses traditionnelles. Son amour profond et indéfectible de l'Afrique, de ses coutumes ancestrales et de ses beautés sauvages l'accompagnera sa vie entière. Jugé trop frondeur pour le séminaire, il obtient son baccalauréat à l'école laïque. Boursier, il débarque à Paris en 1928 et y achèvera ses études en 1935 par une agrégation de grammaire, obtenue non sans mal. Professeur de français à Tours, dans le centre de la France, Senghor continue à fréquenter la capitale, son Quartier latin et les étudiants socialistes. Ami de Léon-Gontran Damas et d'Aimé Césaire, il se fait le chantre de leur concept de négritude, « simple reconnaissance du fait d'être noir, et l'acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture ». Il collabore à Présence africaine, la revue d'Alioune Diop, et côtoie la fine fleur de l'intelligentsia française. Ainsi défendra-t-il toujours la primauté culturelle face à l'impératif économique.
Senghor entre en politique en 1945 aux côtés du député du Sénégal Lamine Guèye. Pendant quinze ans, il va évoluer dans le monde complexe des relations de la France avec ses futures ex-colonies en y mêlant étroitement volonté de fusion et orgueil de la différence. Lorsque, en 1960, le Sénégal proclame son indépendance, Léopold Sédar Senghor est le mieux placé pour être élu à la magistrature suprême. Il y restera vingt ans, sans pour autant renoncer à la poésie. Cependant, doué davantage pour le maniement des idées et la diplomatie que pour la gestion quotidienne des affaires publiques, le président n'enregistrera que de médiocres résultats économiques, qui handicaperont le pays d'une manière durable. Mais il sera le premier chef d'État africain à instaurer le multipartisme, et cela lui garantira une aura de démocrate.
Après sa démission, en décembre 1980, Senghor se partage entre Dakar, Paris et la Normandie, dans l'ouest de la France, où sa seconde épouse, Colette, possède une maison. Peu à peu s'efface l'homme vigoureux qui se levait chaque jour à 5 heures et demie du matin et ne manquait jamais de faire trois bons quarts d'heure de gymnastique. Il s'éteint un 20 décembre 2001 à l'âge de 95 ans.
Valérie Thorin
6. HABIB BOURGUIBA
LE « COMBATTANT SUPREME » : « UNJUGURTHA QUI A REUSSI ».
Le 22 septembre 1998, une équipe de J.A. rend visite à Bourguiba dans sa retraite de Monastir. J'en fais partie. Le « Combattant suprême » nous reçoit dans la villa mise à sa disposition par l'État tunisien. Depuis sa déposition, le 7 novembre 1987, ce « mythe africain vivant » est à l'écart de la scène politique, entouré d'une quinzaine de personnes attachées à son service. Presque centenaire, usé par la maladie et quasiment coupé du monde, Bourguiba reçoit peu. Qu'il soit né le 3 août 1903, comme l'indique son état civil, ou le même jour de 1900 ou 1901, comme lui-même le pense, Bourguiba a traversé de bout en bout ce XXe siècle, tout de bruit et de fureur, dont il fut l'un des acteurs majeurs.
Diplômé en droit et en sciences politiques, Habib Bourguiba, dernier-né d'une famille de huit enfants, est entré en politique à 30 ans. Avocat promis à une belle carrière, il n'en délaisse pas moins son cabinet pour militer au sein du Destour, le parti nationaliste créé en 1920, et collaborer à La Voix du Tunisien, où paraissent ses premiers articles fustigeant l'administration coloniale. En 1932, il crée le journal, L'Action tunisienne, puis, en 1934, son propre parti, le Néo-Destour. Après vingt-deux ans de lutte contre la France et de séjours plus ou moins longs dans les prisons coloniales, il conduit son pays à l'indépendance, proclamée le 20 mars 1956. En quelques années, il marginalise la plupart de ses rivaux et impose sa suprématie au sein du jeune État. Entouré d'une pléiade de jeunes militants, il dépose Lamine Bey, dernier souverain de la dynastie husseïnite, fait proclamer la République et s'en fait élire président.
Grand réformiste, dans la lignée de Khéreddine Pacha et Kemal Atatürk, Bourguiba mène son peuple, à pas forcés, sur la voie du progrès et de la modernité. Convaincu de sa supériorité, il concentre tous les pouvoirs entre ses mains et, malgré une santé fragile, se fait élire, en 1975, « président à vie », au grand dam de l'élite démocratique et républicaine qui l'a porté au pouvoir.
Les Tunisiens, qui ont accueilli sa destitution, il y a douze ans, avec un immense soulagement, lui vouent aujourd'hui une grande estime empreinte d'affection et de tendresse.
La dictature « molle » que le zaïm (leader) a exercée entre 1956 et 1987 a longtemps empêché l'avènement d'une vie politique pluraliste. Elle n'a pas moins contribué à l'édification d'un État moderne et à l'épanouissement de l'élite nationale qui gère aujourd'hui le pays avec compétence et rigueur. L'éducation gratuite et obligatoire pour tous, l'émancipation des femmes, devenues électrices et éligibles dès 1956, la planification familiale et le pari sur ce qu'il appelait al-mada al-chakhma (la matière grise) sont, en effet, parmi les grands choix bourguibiens qui ont façonné la Tunisie moderne et dont on aperçoit, quarante ans après, la justesse visionnaire.
S'il est vrai que Bourguiba « s'est identifié à la Tunisie jusqu'à prétendre la résumer », comme l'a écrit Jean Daniel, l'un de ses nombreux admirateurs, il importe aussi d'ajouter que la Tunisie s'est beaucoup identifiée à lui jusqu'à lui ressembler.
Bourguiba fut aussi un grand acteur de la scène internationale durant la seconde moitié de ce siècle. Son activisme politique, qui outrepassait le poids de son pays sur l'échiquier mondial, en irritait plus d'un. Mais les grands du monde écoutaient volontiers ses conseils, qui alliaient franchise et modération, audace et realpolitik.
Qu'il ait été apprécié ou redouté, idolâtré ou haï, Bourguiba n'a jamais laissé indifférent. L'image que les Tunisiens préfèrent garder de lui est celle d'un politique pur, hanté par l'Histoire et soucieux de son propre mythe. Si les questions de politique intérieure l'ennuyaient parfois, les grands dossiers de politique étrangère et de stratégie internationale excitaient son imagination. Fin stratège, n'a-t-il pas appelé les dirigeants arabes, dès 1965, à négocier avec Israël un partage de la Palestine sur la base des résolutions des Nations unies de 1947, suscitant ainsi leur courroux, à commencer par celui de Nasser ? N'a-t-il pas cru pouvoir disputer, dans les années soixante, à ce dernier, le leadership du monde arabe ?
En pleine guerre froide, Bourguiba n'a pas hésité à choisir son camp : celui du monde dit « libre ». Au moment où presque tous les leaders du Tiers Monde se tournaient vers Moscou, le zaïm a préféré, quant à lui, consolider ses relations avec Paris et Washington, suscitant, à l'intérieur comme à l'extérieur, de lourdes incompréhensions. Une fois de plus, l'évolution du monde a donné raison à son intuition, qui n'en fut pas moins le fruit d'une profonde connaissance de l'Histoire et des hommes. « Je suis un Jugurtha qui a réussi », aimait-il à répéter, inscrivant ainsi son oeuvre dans le prolongement de l'action de ses prédécesseurs.
Dérobé à la curiosité du public par de hautes grilles en fer forgé, le mausolée Bourguiba est le plus imposant monument de Monastir. Il est constitué de quatre bâtiments surmontés de coupoles qu'encadrent deux hauts minarets. Sous les trois petites coupoles de couleur bleue se trouvent les tombeaux des trois êtres qui lui sont les plus chers : son père, sa mère, sa première femme et mère de son fils unique, Mathilde Lorrain, une Française convertie à l'islam. Dorée, la quatrième coupole surmonte le tombeau où le Combattant suprême devra un jour reposer.
Ridha Kéfi
7. ABDELKRIM AL-KHATTABI
UN RIFAIN CONTRE LES COLONISATEURS.
Le nationalisme marocain est indissociable de la figure de Mohamed Ibn Abdelkrim el-Khattabi. Né dans une famille de notables en 1882 à El-Hoceima, il reçoit une formation de cadi avant de servir - avec bien peu de zèle - l'administration espagnole. Il entre en dissidence au cours de la Première Guerre mondiale, nouant contact avec l'Allemagne, ce qui lui vaut un bref séjour, en 1916, dans les geôles espagnoles. Loin de se décourager, il décide de passer à la lutte armée et, dès 1920, réussit le tour de force de fédérer autour de lui les tribus berbères du Rif, irréductibles opposantes à l'occupation espagnole. En quelques années, ce petit lettré campagnard se transforme en un remarquable stratège. L'éclatante victoire d'Anoual, en 1921, lui permet de constituer une république indépendante au sein de l'empire des Alaouites, dont il ne reconnaît pas la suprématie. Une fois les troupes espagnoles défaites et chassées du massif, il étend sa guérilla contre l'armée française à laquelle il inflige de sérieux revers au point de provoquer la chute de Lyautey. Ce n'est qu'en 1926, à la faveur d'une coalition franco-espagnole, que l'aventure militaire prend fin.
Déporté à la Réunion, il parvient, en 1947, à s'enfuir en Égypte, où il forme un comité de libération du Maghreb. En 1956, considérant la libération du Maroc inachevée, il refuse d'y rentrer. C'est dans l'isolement qu'il meurt, en 1963, laissant à la postérité, à défaut d'une oeuvre politique durable, le souvenir d'une épopée exceptionnelle.
Afafe Ghechoua
8. FELIX HOUPHOUËT-BOIGNY
UN CHEF BAOULE FEODAL ET MODERNE, TOLERANT ET AUTORITAIRE.
C'était un homme d'État, un patriarche qui a régné des décennies durant sur la Côte d'Ivoire, un baobab dont l'action aura profondément marqué l'histoire contemporaine de l'Afrique. C'était un doyen, pas forcément d'âge, respecté, vénéré, détesté, combattu et, surtout, craint. De ses compatriotes, qu'il dirigea sans discontinuer de l'indépendance, acquise en 1960, jusqu'à sa disparition, le 7 décembre 1993. De ses pairs et cadets ouest-africains, qui, généralement, le consultaient avant de prendre la moindre initiative dans la sous-région.
Oeil de la France en Afrique, Félix Houphouët-Boigny était certainement l'un des hommes les plus renseignés du continent. Il était intarissable. Sur la place de son pays dans le monde - c'est, après tout, normal -, sur l'avenir du continent, le cours des matières premières, les relations internationales. « Il était capable de vous réveiller au milieu de la nuit pour vous demander le nom de la capitale de l'île de la Grenade ou celui du nouveau Premier ministre suédois », confirme son ancien ministre des Affaires étrangères, Amara Essy.
Médecin de formation et planteur par passion, le « Vieux », comme on l'appelait familièrement, savait certes écouter, mais il était persuadé d'avoir toujours raison. Visionnaire, il a vite compris l'intérêt d'une Côte d'Ivoire ouverte, qu'il rêvait de transformer en un melting-pot nourri de l'apport des voisins maliens, sénégalais, béninois et burkinabè, et de la présence des Libanais et des Français. Dans cette perspective, il a élevé l'akwaba, l'hospitalité ivoirienne, au rang d'idéologie. Comme beaucoup de grands hommes, il ne souffrait pas la moindre contrariété, a fortiori la contradiction. Il manifesta le désir de transformer Yamoussoukro, son village natal perdu au milieu de la forêt et des termitières, en capitale politique et administrative de la Côte d'Ivoire. Aussitôt dit, aussitôt fait. Il en sera de même lorsqu'il décidera d'ériger, toujours à Yamoussoukro, une basilique à la mesure de sa « foi en Dieu ». Coût d'un ouvrage majestueux, aussi grand que Saint-Pierre de Rome : 100 milliards de F CFA. Une bagatelle pour un homme né, selon sa biographie officielle, en 1905, dans une famille fortunée.
Chef baoulé à la fois moderne et médiéval, tolérant et autoritaire, le « père de l'indépendance » veilla, toute sa vie, à ne jamais tomber dans les travers de certains dinosaures africains, sans pour autant tenir la promesse faite un jour de « ne jamais verser du sang ivoirien ». S'il ne dédaignait pas les honneurs, et s'il refusa obstinément jusqu'au bout de dévoiler le nom de son successeur, il ne sombra pas, comme d'autres, dans la folie mégalomaniaque. Pourtant, avec sa fortune, sa longévité exceptionnelle au pouvoir dans une région où les coups d'État étaient monnaie courante, il aurait pu se proclamer « président à vie », comme son ami Bourguiba, ou se faire couronner « empereur », comme Bokassa, auquel il offrit l'asile après sa destitution. Houphouët s'est prudemment gardé de tout cela. Preuve que cet homme au visage de bonze et à l'inimitable voix nasillarde tirait l'essentiel de sa force du terroir. La modestie, chez lui, n'était pas feinte et, exception faite de son goût immodéré pour les dames, il menait une vie d'ascète, ne buvait, ni ne fumait, ni ne... dansait. Et sa générosité était proverbiale. Tel un « grand-papa gâteau », il aidait sans compter les chefs d'État en fonction, retirés ou renversés, leurs enfants, leurs petits-enfants...
S'il a déçu des générations d'Africains en soutenant activement la sécession biafraise (à la fois pour plaire à ses amis français et affaiblir le puissant Nigeria), ou en bloquant des mouvements d'émancipation en Afrique, il s'attela à offrir au continent des cadres de réflexion et de discussion. Entre autres, le Conseil de l'entente, l'Ocam, la CEAO, la Cedeao, sans oublier, bien entendu, l'OUA, dont il fut, en 1963, l'un des pères fondateurs. Il prôna - au grand dam du camp progressiste - une politique de dialogue avec l'Afrique du Sud raciste, tout en finançant en douce le Congrès national africain.
À sa mort, le 7 décembre 1993, il a laissé en héritage un pays en proie à la contestation politique et sociale, mais économiquement mieux loti que beaucoup de ses voisins.
Francis Kpatindé
9. THOMAS SANKARA
L'INVENTEUR DU FAO VOULAIT SE BATTRE «AVEC ET POUR LE PEUPLE ».
Il n'a laissé en héritage à son peuple ni « miracle économique », ni autoroutes, ni basilique. Peut-être, d'ailleurs, faute de temps, puisque son passage au pouvoir, quatre malheureuses années, s'est rapidement terminé dans le sang. Son régime ne fut pas toujours un modèle de démocratie, mais, après tout, ceux de Nkrumah et de Nasser ne l'étaient pas non plus. Thomas Sankara est, à coup sûr, l'une des plus grandes figures africaines du XXe siècle, une icône de la dimension d'un Lumumba ou d'un Nkrumah.
Au début des années quatre-vingt, rêver était pratiquement prohibé, et penser était risqué. Pas un Nasser ou un Lumumba à l'horizon pour tracer la voie, secouer les cocotiers, brocarder l'impérialisme. C'est le moment choisi par un jeune officier voltaïque de 33 ans, volontiers crâneur et magicien du verbe, pour entrer en scène. Par le truchement d'un coup d'État conduit, le 4 août 1983, par son ami et frère d'armes, le capitaine Blaise Compaoré. Préoccupé par le sort des démunis, des sans-voix et des marginaux, l'intrus était différent des Houphouët, Bongo, Eyadéma et autres Mobutu. Par son discours, mélange de marxisme, de guévarisme, de panafricanisme et d'humanisme chrétien, mais aussi par son sens de la formule, sa fraîcheur et sa belle... gueule.
Président VRP, il vantait les mérites du tô, pâte à base de mil, de l'aloko (bananes frites), du jus de tamarin et de goyave et, bien entendu, du fameux faso danfani, la cotonnade locale.
Prince monogame sur un continent polygame, Sankara a offert un immeuble (et une dignité) aux putes ouagalaises, soutenu la cause des Amérindiens, envoyé symboliquement des armes au secrétaire général du Parti communiste sud-africain, Chris Hani. Il a changé l'appellation de son pays, la Haute-Volta, en Burkina Faso (le Pays des hommes intègres), transformé Ouaga en destination pour tous les rescapés de la révolution mondiale.
Puis, brusquement, le rêve a tourné au cauchemar. Le 15 octobre 1987, le capitaine Thomas Sankara est abattu dans l'enceinte du Conseil de l'entente, à Ouagadougou. Son « frère et ami » Blaise Compaoré, qui prend la tête du processus de rectification, était, à l'époque, ministre d'État délégué à la présidence (chargé de la Justice) et, surtout, ami intime, pour ne pas dire alter ego du président assassiné.
Établi le 17 janvier 1988, soit trois mois après les événements, par un médecin militaire, le certificat de décès fait curieusement état de la « mort naturelle du camarade Thomas Isidore Noël Sankara, né le 21 décembre 1949 à Yako ». Munie de ce document accablant, sa veuve, Mariam Sankara, réclame depuis septembre 1997 justice pour « assassinat et faux en écriture administrative ».
Elle vit depuis plusieurs années, avec ses deux enfants, Philippe, 19 ans, et Auguste, 17 ans, à Montpellier, dans le sud de la France. Mariam, qui se trouvait hors de France au début de décembre, n'a pu commenter immédiatement pour nous le choix porté par Jeune Afrique sur son mari. En revanche, Paul Sankara, qui réside à Paris, a accepté volontiers de réagir, en déclamant une des citations préférées de son frère défunt : « Je souhaite que mon action serve à convaincre les plus incrédules qu'il y a une force, qu'elle s'appelle le peuple, et qu'il faut se battre pour et avec le peuple. »
Francis Kpatindé
10. ANOUAR EL-SADATE
L'ESTIME ET L'OPPROBE.
Le Caire, 6 octobre 1981. En uniforme de grand maréchal, le président Sadate assiste à une parade militaire sur l'esplanade de Medinat Nasr. À 13 h 3, six hommes descendent d'un camion et mitraillent le premier rang de la tribune officielle. Mortellement atteint, le raïs sera enterré à la sauvette, quatre jours plus tard, tandis que l'un de ses assaillants, Khaled Islamabouli, sera salué comme un héros.
Né le 25 décembre 1918 dans le village de Mit Abou-l-Koum, dans le Delta, Sadate est resté marqué par ses origines paysannes. Tour à tour commerçant, journaliste, chauffeur de taxi, comédien, il embrasse finalement la carrière des armes. De 1952 à 1970, il fut, écrit Jean Lacouture, « l'homme à tout faire de Nasser... et son ombre portée ».
L'offensive surprise et quasi victorieuse qu'il lance contre Israël, le 6 octobre 1973, en plein Yom Kippour, lui vaut auprès des masses arabes une estime qui n'aura d'égale que l'opprobre dont elles le couvriront lorsque, le 19 novembre 1977, il se rendra en territoire ennemi et donnera l'accolade au Premier ministre de l'État hébreu, Menahem Begin.
Entériné le 17 septembre 1978 à Camp David (États-Unis), le traité de paix qui en résulte n'est, en fait, qu'un accord séparé égypto-israélien duquel est totalement absente la question palestinienne. Sadate, « homme de paix », n'aura réussi qu'à couper l'Égypte du reste du monde arabe. En butte à la vindicte populaire, il fait même arrêter, le 2 septembre 1981, les principaux leaders de l'opposition. La goutte d'eau qui fit déborder le vase.
Ridha Kéfi
11. JOMO KENYATTA
DEVENU PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE A 74 ANS.
Kamau wa Muigai voit le jour en 1891, à Ngenda, aux environs de Nairobi (Kenya). Après des études primaires à l'école de la Mission écossaise de Dagoretti, il opte pour la religion chrétienne et se fait baptiser Johnstone Kamau. Son engagement politique date de 1924, quand il adhère à l'Association centrale des Kikuyus (KCA). Devenu éditeur du Mwigwithania, le journal de l'Association, il se rend, en février 1929, en Angleterre pour demander au gouvernement britannique de reconnaître les droits à la propriété foncière des Kényans. De retour dans son pays en septembre 1930, il crée la première école africaine. En 1931, il prend le nom de Jomo Kenyatta et retourne en Angleterre. Il y restera quinze ans, pendant lesquels il poursuit son combat politique. Il est l'un des principaux organisateurs du Ve congrès panafricain tenu à Manchester, en octobre 1945.
En 1946, Kenyatta revient dans son pays, où il occupe différentes fonctions dans l'enseignement.
En 1947, il crée l'Union africaine du Kenya, embryon de ce qui deviendra l'Union nationale africaine du Kenya (Kanu). Devant l'activisme de son mouvement, l'autorité coloniale décrète l'état d'urgence le 20 octobre 1952. Kenyatta est arrêté et inculpé de direction illégale d'un mouve- ment terroriste, les Mau-Mau, une association secrète dirigée contre la domination britannique. Condamné à dix ans de prison ferme, il en purge six. Ministre des Affaires constitutionnelles et de l'Économie dans le premier gouvernement mixte de la colonie, en 1961, il participe à la conférence constitutionnelle de Lancaster House, qui conduira à l'indépendance du Kenya en 1963. Il devient le premier président de la République en 1964.
Son régime sera accusé de tous les maux, du népotisme à la corruption. Mais Jomo Kenyatta, qui meurt le 22 août 1978, à Mombasa, restera vénéré par son peuple, qui l'avait surnommé le Mzee (le guide).
Augustin Thiam
12. MESSALI HADJ
LE PIONNIER ISLAMISTEET POPULISTE DE L'INDEPENDANCE ALGERIENNE.
Un grand destin avorté : tel pourrait se résumer le parcours de Messali Hadj, qui n'aura été l'incontestable pionnier de l'indépendance algérienne que pour se voir, lorsqu'elle adviendra, refuser, Moïse inattendu, d'accéder à la Terre promise. Ahmed Ould Hadj Ould Bouziane, comme il se nomme à sa naissance, en 1898, à Tlemcen, n'est, en 1916, qu'un garçon épicier qui vient d'échouer au certificat d'études primaires quand l'extension à l'Algérie du service militaire obligatoire, qui révolte ses compatriotes, en fait un soldat du 20e corps d'armée à Oran, qu'on expédie à Bordeaux. Et c'est là, puis à Paris, plus tard, que sa première formation, dans une confrérie musulmane, confluera avec un militantisme ouvrier d'orientation communiste pour forger l'idéologie qui lui sera propre : mélange parfois déconcertant d'islamisme, de populisme et de nationalisme. Ainsi naît en 1926 l'Étoile nord-africaine (ENA), premier mouvement à revendiquer radicalement l'indépendance en refusant les tentations ambiguës de l'assimilation. Dissoute en 1937 - par le gouvernement du Front populaire ! - l'ENA se reconstitue en Parti populaire algérien (PPA) qui, interdit à son tour en 1946, se transformera en un Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) qui remportera un réel succès électoral avant d'éclater sous l'effet de dissensions internes touchant à la stratégie à adopter. « Par une de ces bizarreries dont l'Histoire est coutumière », peut commenter Mohamed Harbi, c'est au moment même où Messali parvient à imposer sa ligne radicale qu'il se trouve débordé par ceux qui vont la mettre en oeuvre : les fondateurs du FLN. Dès lors c'est une guerre sans merci qui opposera celui-ci au Mouvement national algérien (MNA) que Messali tente de lui opposer. Discrédité, calomnié, souvent maladroit dans ses ripostes, le vieux leader mourra en France en 1974 sans avoir jamais revu l'Algérie.
Marcel Péju
13. AMILCAR LOPES Cabral
L'AGRONOME QUI SOULEVA LES MASSES PAYSANNES DE GUINEE-BISSAU.
Héros national de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert, Amilcar Lopes Cabral naquit le 12 septembre 1924 à Bafata (Guinée-Bissau) d'un père capverdien et d'une mère guinéenne.
En 1951, après des études à Lisbonne, il devient ingénieur agronome. Revenu dans son pays, alors province d'outre-mer du Portugal, il y mène le premier recen- sement agricole. Au contact direct des réalités paysannes, le jeune homme commence à militer. Il fonde à Bafata, le 19 septembre 1956, avec son frère Luis Cabral, Aristide Pereira, Rafael Barbosa et quelques autres, le Parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC). En 1959, la sanglante répression par les Portugais d'une grève portuaire le convainc que la guérilla urbaine est vouée à l'échec et qu'il faut mener le combat avec les masses paysannes. Cabral, l'homme au bonnet de laine, à la barbe en collier, aux lunettes d'intellectuel, se fait appeler Abel Djassi pour échapper aux services portugais. En 1961, à l'invitation de Sékou Touré, il s'installe à Conakry.
La lutte armée est déclenchée en 1963. Cinq ans plus tard, le PAIGC contrôle plus de la moitié de la Guinée-Bissau. Amilcar Cabral écrit des poèmes, mais aussi plusieurs ouvrages théoriques, et sillonne le monde pour présenter le combat des peuples guinéen et capverdien.
En octobre 1972, il est le premier représentant d'un mouvement de libération nationale à parler devant l'Assemblée générale des Nations unies. Pour les Portugais, il est l'homme à abattre. Le 20 janvier 1973, vers 22 heures, Amilcar Cabral est assassiné à Conakry alors qu'il regagnait sa résidence en voiture. Les commanditaires du meurtre n'ont jamais été identifiés.
André Lewin
14. HOUARI BOUMEDIENNE
L'HOMME QUI DONNA A L'ARMEE UN POUVOIR QU'ELLE NE CEDERAIT PLUS.
Peu de chefs d'État ont eu un parcours aussi contrasté et suscité des jugements plus contradictoires. Long, maigre, le visage ascétique, flottant généralement dans un vieil imperméable, le « colonel Boumedienne » qui émerge au grand jour, en 1962, tout auréolé de sa légende de chef de l'« armée des frontières », semble brûler, dans l'austérité, de toute la flamme de la révolution. Son goût du silence et du secret fait le reste.
Taciturne, il ne livre rien de lui-même. À peine croit-on savoir qu'il est né en août 1927 - certains disent 1932 - à Héliopolis, dans le Constantinois, au sein d'une famille de paysans pauvres, avec six frères et soeurs. De même suppose-t-on, sans en être sûr, que c'est pour échapper à la conscription qu'en 1951, sorti d'une école coranique locale, il gagne clandestinement Tunis pour s'inscrire à l'université islamique de la Zitouna, puis se rend au Caire pour parfaire sa formation à l'autre établissement-phare de l'islam, Al-Azhar. Dans la foulée - quoiqu'on ne sache exactement à quel moment -, il a renoncé à son nom de Mohamed Brahim Boukharrouba pour adopter celui du saint patron de la mosquée de Tlemcen, Sidi Boumedienne. Ici se place le premier tournant de sa vie : celui qui, de la simple religion, l'orientera vers l'action.
Au Caire, où Ben Bella dirige la « délégation extérieure » de ce FLN qui, le 1er novembre 1954, a déclenché la révolution, il fait le saut. Après un stage, semble-t-il, dans les services secrets égyptiens, il débarque une nuit de 1955, avec un commando de neuf hommes, sur une plage d'Oranie, pour organiser le ravitaillement en armes des maquis de l'Ouest algérien. Son parcours est, dès lors, exemplaire. Étranger - volontairement, sans doute - aux conflits plus ou moins feutrés qui déchirent le FLN, il se concentre, efficacement, sur ses tâches d'organisation. Un « fonctionnaire de la Révolution », a pu le définir l'historien Mohamed Harbi.
On dirait tout aussi bien un « apparatchik militaire », auquel Abdelhafid Boussouf, l'homme de la police et du renseignement, délègue vite la direction de sa wilaya V, celle de l'Oranie. Et n'a d'ailleurs qu'à s'en féliciter, au point de le faire désigner par le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), chef de l'état-major général, dont la création vient d'être décidée en 1960. Ainsi forge-t-il cette « armée des frontières » qui, le jour de l'indépendance, constituera la seule force organisée dont disposera le nouveau pouvoir. Un pouvoir, on le sait, aussitôt disputé entre un GPRA incertain de lui-même et le Bureau politique formé à Tlemcen par deux des chefs historiques du FLN : Ahmed Ben Bella et Mohamed Khider.
On ne s'étonne donc pas trop que Boumedienne - dont l'état-major vient d'ailleurs d'être destitué par le GPRA - se range aux côtés du second pour lui donner une victoire que conforte d'ailleurs la pleine adhésion populaire. Et Ben Bella, bientôt plébiscité, fait du fidèle allié son ministre de la Défense, puis un premier vice-président du Conseil. C'est pourtant ce soldat (presque) modèle qui va commettre le péché originel dont l'Algérie, jusqu'à ce jour, n'a pas fini de subir les conséquences. Trahissant son serment, le 19 juin 1965, il renverse Ben Bella par un putsch militaire, le maintient prisonnier pendant treize ans et donne à l'armée un pouvoir qu'elle ne cédera plus. Baptisé « redressement révolutionnaire » ou « redressement historique », ce coup de force a du mal à se donner l'apparence d'une justification politique. Socialisme et tiers-mondisme sont ses mots d'ordre.
Mais c'étaient déjà ceux de Ben Bella, qui y mettait, du moins, la chaleur de quelque romantisme. Avec Boumedienne, ils se figent dans une langue de bois qui n'a rien à envier à celle qui déferle, à l'époque brejnévienne, sur le camp dit socialiste. À son image, le régime qui se met en place en Algérie relève d'une sorte de stalinisation rampante : un autoritarisme bureaucratique et policier d'où tout vrai militantisme est absent, les syndicats se trouvant réduits, pour leur part, au rôle de simples courroies de transmission des décisions du pouvoir. Un pouvoir qui ne recule même pas devant le meurtre politique : Mohamed Khider à Madrid, le 3 janvier 1967 et Krim Belkacem à Francfort, le 19 octobre 1970, sont tués par des agents de la Sécurité militaire, principal pilier du régime. Celui-ci n'en a pas moins une chance : le boom pétrolier, qui lui permet de se lancer dans une grande politique industrielle dont profite le pays. À court terme car, en négligeant les potentialités agricoles de l'Algérie et en la rendant dépendante de trop d'importations, il se prépare des lendemains qui déchantent lorsque se tarira la manne pétrolière.
Dans l'immédiat, Boumedienne, élu président de la République en 1976, avec une majorité « soviétique » de 99,4 % des voix, n'en jouit pas moins d'une réelle popularité. Quand il meurt prématurément, le 27 décembre 1978, malgré un ultime voyage médical à Moscou, ses obsèques donnent lieu à de véritables scènes d'hystérie. On en avait vu de semblables en URSS à la mort de Staline.
Marcel Péju
15. HASSAN II
UN ROI BRILLANT, REDOUTABLE MANOEUVRIER, AUQUEL RIEN N'ETAIT INTERDIT.
«Si, un jour, j'écris mes Mémoires, je dresserai la liste de mes erreurs. » Le vingt et unième souverain de la dynastie alaouite n'a pas eu le temps de se livrer à cet exercice, sans nul doute passionnant, d'autocritique. Décédé le 23 juillet 1999, après trente-huit années de règne, le monarque était devenu un autocrate sage et paternel, au visage marqué et au regard las, loin, bien loin du jeune prince fougueux intronisé par les oulémas le 3 mars 1961, après la mort subite de son père Mohammed V.
Né le 9 juillet 1929 à Rabat, nourri de cultures arabe et française, diplômé en droit de la faculté de Bordeaux (France), le jeune Moulay Hassan fut très tôt initié aux arcanes du pouvoir et de la diplomatie. En 1952, il participe au discours du Trône, considéré comme la charte du nationalisme marocain contre le protectorat.
L'année suivante, il est exilé avec le sultan en Corse, puis à Madagascar, avant de partager, en novembre 1955, son triomphal retour dans le royaume. L'indépendance acquise en 1956, son père le nomme chef d'état-major des Forces armées royales - il réprime, à ce titre, le soulèvement du Rif - avant de le proclamer officiellement prince héritier le 9 juillet 1957.
C'est à ce titre qu'il succède, moins de quatre années plus tard, au roi bien-aimé. La transformation est immédiate, la prise du pouvoir absolu aussi. En décembre 1962, Hassan II fait adopter une Constitution sur mesure, mal acceptée par les partis politiques - le roi, commandeur des croyants, est une personnalité « inviolable et sacrée ».
Une vague de répression s'abat alors sur l'opposition de gauche, suivie, après les émeutes de Casablanca en 1965, par cinq ans d'état d'exception. Au mois d'octobre de cette année-là, le chef charismatique de la gauche, Mehdi Ben Barka, est enlevé en plein Paris et secrètement assassiné.
Le danger pour Hassan II vient ensuite de l'armée. Le 10 juillet 1971, une première tentative de coup d'État fait plus de cent morts au palais royal de Skhirat. Le 16 août 1972, c'est le général Oufkir qui monte une attaque aérienne contre l'avion du souverain alors que celui-ci rentrait d'un voyage en France. Oufkir, selon la thèse officielle, se suicide. À chaque fois, Hassan en réchappe par miracle. Il faudra attendre encore trois ans pour que le roi trouve enfin un terrain d'entente avec son opposition, son armée et, sans doute, son peuple.
En novembre 1975, la « Marche verte » organisée en direction de l'ancienne colonie espagnole du Sahara occidental lui fournit l'occasion de refaire l'unité autour de sa personne. Mais ce ne sera qu'à la fin des années quatre-vingt, après une nouvelle série d'émeutes et la montée en force de l'islamisme, que son régime commencera lentement à se libéraliser. Les réformes constitutionnelles de 1992 et 1996 atténuent ainsi le caractère absolutiste de la monarchie. En février 1998, enfin, Hassan II nomme un opposant de toujours, le socialiste Abderrahmane Youssoufi, au poste de Premier ministre chargé d'assurer « l'alternance ».
Redoutable manoeuvrier, jamais aussi à l'aise que dans le jeu complexe de la diplomatie régionale et internationale, ce roi brillant auquel rien n'était interdit - surtout pas les plaisirs d'une vie terriblement dispendieuse - décidait de tout derrière les murailles de ses palais, véritables cités interdites.
Moderniste et traditionnel, féodal et politicien madré, fin stratège conciliant Occident et Orient, mais aussi capable d'arbitraire et d'extrême dureté, Hassan II a laissé à son fils Mohammed VI un Maroc structuré et uni. Mais aussi un royaume où les disparités sociales et les inégalités demeurent criantes. Contrasté et contesté, son héritage est lourd. Si l'avenir de la dynastie alaouite ne semble pas remis en cause, le système makhzenien, sur lequel reposait une bonne partie de son pouvoir, est, lui, à bout de souffle. Si l'on en juge par ses premiers actes, son successeur l'a compris.
François Soudan
16. MEDHI BEN BARKA
UN AGITATEUR A L'ECHELLE DU MONDE.
«Sa mort a occulté sa vie », écrivent Zakya Daoud et Maati Monjib, ses deux biographes. Quand on pense à Mehdi Ben Barka, on pense d'abord à « l'affaire », non élucidée à ce jour : son enlèvement en plein Paris, le 29 octobre 1965.
Mais Ben Barka n'est pas seulement un mort légendaire. Ce fut un vivant particulièrement agité, un tribun charismatique qui a marqué les scènes politiques marocaine, africaine et tiers-mondiste.
Né en 1920 à Rabat, il milite activement, dès l'âge de 14 ans, pour l'indépendance du Maroc. À 24 ans, ce mathématicien est le plus jeune signataire du manifeste de l'indépendance. Cadre influent du parti de l'Istiqlal, maintes fois emprisonné par les Français, il participe aux négociations d'Aix-les-Bains et arrache l'indépendance au forceps.
Militant marxiste convaincu, il composera pourtant avec Mohammed V, avant de croiser le fer avec le régime de Hassan II, son élève au collège royal. Exclu du parti de l'Istiqlal, Ben Barka fonde, en 1959, l'Union nationale des forces populaires (UNFP). Dès 1960, il est victime d'attentats répétés et choisit l'exil. Il rencontre alors Fidel Castro, Che Guevara, Hô Chi Minh, Nasser, se lance à corps perdu dans la mouvance des non-alignés, devient secrétaire général de la tricontinentale et se mue en « commis voyageur de la révolution ».
Ahmed R. Benchemsi
17. AHMADOU AHIDJO
ROI SANS COURONNE, L'UNITE NATIONALE EN GUISE D'IDEOLOGIE.
Jeune Afrique avait fait de lui, en 1982, son Africain de l'année. Le 4 novembre, Ahmadou Ahidjo démissionnait de son plein gré de la présidence de la République du Cameroun, après un quart de siècle de pouvoir quasi absolu consacré à l'édification d'une nation moderne. Né en 1922, décédé soixante-sept ans plus tard à Dakar, le 30 novembre 1989, dans les affres de l'exil, ce Peul autoritaire habité par la manie du secret était un autodidacte à qui les circonstances de l'Histoire et une volonté de fer permirent de gravir tous les échelons, jusqu'à la magistrature suprême. Premier ministre en 1958, « Père de l'indépendance » en 1960, ce musulman aussi craint que respecté fut un monarque sans couronne, despotique assurément, habité par une mystique de l'unité nationale à tout prix qui lui tenait lieu d'idéologie. Il réunifia l'ancienne colonie française avec le Cameroun britannique et plaça sa politique étrangère sous le signe d'une ombrageuse souveraineté. Sous son règne arbitraire, le pays se dota d'infrastructures modernes, d'une administration pesante mais efficace, d'une police omniprésente et d'une économie trop introvertie et autocentrée, sans doute, pour faire face aux bourrasques de la crise.
Calculateur et froid, Ahmadou Ahidjo se laissa, hélas, aller, au soir de sa vie, à des passions qui finirent par le perdre. Inconsolable d'avoir abandonné le pouvoir entre les mains d'un homme, Paul Biya, certes choisi par lui, mais trop indépendant à son goût, il fomenta une dérisoire conspiration qui plongea son pays dans la sanglante tragédie du putsch manqué d'avril 1984.
C'est un homme amer, proscrit et malade qui s'éteint cinq ans plus tard. Inhumée en terre sénégalaise, sa dépouille attend depuis d'être rapatriée au Cameroun. Un ultime retour auquel son successeur devrait finir par consentir.
François Soudan
18. HAÏLE SELASSIE 1er
GRANDEUR ET DECADENCE D'UN MONARQUE CONSTITUTIONEL, VAINQUEUR DES ITALIENS.
Né en 1892 sous le nom de Lij Tafari Makonnen, Haïlé Sélassié était le fils du ras Makonnen, gouverneur du Harar et le cousin de l'empereur Ménélik II. Alors qu'il n'avait que 13 ans, le jeune Tafari Makonnen est nommé par son père gouverneur de la province de Gara Muleta. En 1916, quand l'impératrice Zaouditou accède au pouvoir, il devient régent et héritier du trône. Après le décès de Zaouditou, en 1930, Tafari devient empereur d'Éthiopie. Il prend le nom d'Haïlé Sélassié Ier, élu de Dieu, roi des rois, lion conquérant de la tribu de Juda. On l'appelle également le négus.
Son règne est marqué par une série de réformes économiques et sociales. Dès son arrivée au pouvoir, Haïlé Sélassié entreprend la modernisation de l'Éthiopie : il introduit une Constitution écrite, crée un Parlement, met en place un système judiciaire indépendant et abolit l'esclavage. Parmi ses autres réalisations, il convient d'évoquer un vaste programme de scolarisation de la population.
Lorsque l'Italie envahit l'Éthiopie en 1935, Haïlé Sélassié est contraint à l'exil, non sans avoir résisté à l'occupant. Après cinq années passées en Grande-Bretagne, il rentre dans son pays pour faire la guerre aux Italiens. Au prix d'énormes sacrifices, les Éthiopiens chassent l'ennemi. Le 5 mai 1941, le négus entre triomphalement dans Addis-Abeba.
En 1955, une nouvelle Constitution est promulguée. Et le premier Parlement élu prend fonction en 1957.
Au début des années soixante, l'empereur éthiopien joue un rôle important sur la scène africaine. Il n'est donc pas surprenant que le siège de l'Organisation de l'unité africaine (OUA), créée en 1963, se trouve à Addis-Abeba. Le négus, à la tête du seul pays africain à avoir su préserver son indépendance dans toute l'histoire du continent, était alors à son apogée.
Cependant, malgré les réformes politiques et constitutionnelles, Haïlé Sélassié règne en despote. Ses dernières années au pouvoir sont ternies par des révélations sur la corruption de son régime. Lui-même est accusé d'enrichissement personnel. La terrible famine de 1973 qui fait 100 000 morts le rend impopulaire. Et c'est dans l'indifférence générale qu'il est renversé par un groupe d'officiers réunis au sein d'un Conseil national militaire, le Derg, en 1974.
Pendant plusieurs décennies, de 1930 à la vague des indépendances des années soixante, le négus, disparu dans des circonstances mystérieuses en 1975, aura été l'une des plus prestigieuses personnalités politiques de l'Afrique.
Dieudonné Gnammankou